Un juillet de Ramadan en Iran

Écrit par Stanislas Robert.

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Max aime son vélo

5 juillet 2015, 15h40 – Tabriz, Iran
 
« Chill, Stan, tout va bien se passer » me dis-je sans grande conviction, les mains maladroitement calées au fond de mes poches. Il faut dire que je n’ai pas l’habitude de me balader en pleine rue avec 25 millions en liquide, et que je ne passe pas inaperçu avec ma chemisette de gros touriste, ma barbe rousse de Viking et les deux liasses de billets qui dépassent de mon pantalon Quechua. Je suis aveuglément à la trace mon nouveau meilleur pote, Nasser Khan, guide polyglotte et célébrité locale, qui zigzague au milieu de la chaleur écrasante de juillet en serrant les trois quarts des mains des quelques survivants qui trainent dans la rue malgré le Ramadan accablant. Je commence à avoir sacrément soif, mais je n’ose pas sortir la bouteille d’eau salvatrice qui frotte entre mes omoplates dans ce bastion réputé conservateur de l’Islam chiite. J’attendrai mon retour à la guesthouse, où Max, fraîchement sorti de l’hôpital après sa déshydratation, doit être en train de pioncer comme un bébé, pour récupérer après notre tentative avortée de sortie à vélo hier. Je l’envie presque.

Après 5 minutes de marche qui m’en paraissent 100, on arrive à la travel agency des amis de mon guide, « la meilleure de la ville ». Derrière leurs ordinateurs préhistoriques, les employés n’ont pas l’air le moins du monde surpris de me voir poser deux énormes liasses sur leur comptoir, et ne se pressent pas plus que ça pour les ranger dans le coffre-fort à code derrière leur bureau. Effet logique des sanctions bancaires et du taux de change astronomique, me dis-je, alors qu’ils essayent péniblement de traduire mon nom en pianotant sur leur clavier en farsi. « Il ne reste que 5 places, vous êtes chanceux » me sourient-ils finalement. Une ou deux signatures, une nouvelle photocopie de mon passeport (j’étais déjà fiché depuis l’achat de ma sim locale une heure avant, de toute façon), et ça y est, nous avons notre billet Téhéran – Delhi qui nous permettra de quitter le pays avant l’expiration de notre visa. Il nous reste l’équivalent de 700 euros par tête, soigneusement cachés à fleur de peau dans une sacoche sous nos vêtements, pour tenir un mois en Iran. Ca devrait aller.

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Il faut avoir confiance parfois

 
10 juillet 2015, 14h50 – près de Khal Khal, Iran
 
« On va finir la descente à vélo, si ça ne vous ennuie pas », dis-je à Reza et son copain Saïd, en cherchant des yeux le regard approbateur de Max. Ils insistent, nous proposent un millième thé, mais Max et moi prenons les devants et sortons à bout de bras les vélos de la camionnette. « Vous inquiétez pas, on se retrouve en bas. Ca fait longtemps qu’on monte, on veut profiter de la vue et de la vitesse». Et rester en vie, si possible, rigolons-nous une fois en selle, tentant de prendre de l’avance sur notre James Hunt iranien préféré qui continue à rouler à 100 à l’heure dans les lacets, encouragés par les cris de ses amis « Saïd, Saïd ! ». Il finit par nous doubler en klaxonnant, et nous aussi nous abandonnons à la vitesse grisante de la descente qui nous fait le plus grand des biens après deux jours de montée musclée ; montée qui aurait d’ailleurs pu ne jamais se terminer si nos nouveaux potes ne nous avaient pas pris en stop pour nous remettre sur la bonne route.

Nous filons, le panorama est imprenable, et pour la première fois nous apercevons au loin le vert de la province de Gilan, qui contraste avec l’aridité jaune des plateaux de l’ouest. Max filme sans interruption devant moi, ça promet de beaux rushs.

On finit par retrouver les quatre jeunes plus bas ; ils ont lancé un feu sur le bas-côté et préparent des brochettes de viande. Max et moi échangeons des regards interrogateurs. Vont-ils manger avant la tombée de la nuit, ou faudra-t-il attendre le coucher du soleil ? On demande poliment, argumentant qu’il nous faut trouver un spot pour dormir à la belle étoile. « Rentrer dormir chez nous à Khal Khal ! »  s’exclament-ils, mais nous ne nous voyons pas trop revenir 20 bornes en arrière. Ni une ni deux, le leader improvisé du groupe s’en va toquer à la cahute à 100 mètres de nous et reviens pour nous annoncer que son occupant se fera un plaisir de nous laisser dormir derrière sa cabane.

Rassuré, Max envoie de la musique. On dévore les brochettes. La tension dans les mollets semble bien loin. La nuit tombe, les jeunes nous font des adieux chaleureux, et on installe notre campement à flanc de montagne, derrière la cabane de notre hôte improvisé qui nous confie un tapis gigantesque pour faire matelas au milieu des herbes et des crottes de ses chèvres. On lit quelques minutes à la lumière de nos Kindle, et nous endormons paisiblement. Le lever de soleil s’annonce sublime.

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Campement improvisé au sommet

 
14 juillet 2015, 22h20 – Qazvin, Iran
 
« Normalement c’est ouvert, mais on dirait que la police a fermé tous les magasins ce soir », nous dit notre hôte, visiblement désolé, dans l’obscurité de la rue. « Tant pis, marchons ». Max et moi acquiesçons sans trop comprendre. Nos ventres commencent à nous titiller méchamment, et pourtant, nous avons déjeuné, nous, malgré le Ramadan. Comment eux font-ils ? Si notre premier Couchsurfing en Iran s’avère pour l’instant une belle trouvaille tant notre hôte a redoublé de générosité et d’attention depuis notre arrivée, le dîner, lui, se fait bel et bien attendre.

On s’enfonce au hasard dans la ville, et une clameur lointaine commence à nous faire comprendre que ce qui devait initialement être un innocent « tour en vélo pour voir la nature », avant de se muer progressivement en « tour en voiture » puis « balade dans les malls », n’est pas tout à fait indépendant de la grande nouvelle politique du jour. De plus en plus de monde marche dans la rue mal éclairée, et des policiers, souriants mais armes apparentes, stationnent à chaque croisement. Passées quelques intersections, le doute n’est plus possible : tout le monde marche dans la même direction, il se passe quelque chose.

Une petite lumière rouge clignote dans ma tête, et me renvoie mentalement les lignes écrites en gras sur le site du ministère des affaires étrangères « Se tenir impérativement éloigné de toute forme de rassemblement ou de manifestation».  On échange un regard hésitant avec Max, mais tant pis, on est déjà embarqués, on finit donc par rejoindre un mouvement de foule qui semble tourner en rond sur une des artères principales, encouragé par les klaxons de jeunes zigzagant en voiture dans la masse, drapeau iranien brandi. « Que clament-ils ? » osons-nous demander au bout d’un temps. « Ils célèbrent le président Rouhani, c’est grâce à lui que les négociations pour le nuclear deal ont abouti » répond notre hôte, visiblement partagé entre son envie de rejoindre la foule et son devoir d’hôte de nous escorter.

On suit le mouvement en faisant attention à nous maintenir légèrement à l’écart, prêts à déguerpir au moindre signal, mais personne ne semble faire attention aux deux français égarés dans la masse. On finit donc par se détendre, et osons prendre une ou deux photos à la dérobée. On continue ainsi quelques rues de plus jusqu’à ce que notre hôte et ses amis estiment avoir eu leur dose de réjouissances, et rentrons à la maison pour enfin nous remplir la panse.

Finalement, nous aurons eu nos célébrations du 14 juillet en Iran.

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Ca valait clairement la peine de risquer une photo

19 juillet 2015, 8h15 – quelque part dans le désert entre Saved et Esfahan, Iran
 
« C’est 5 km ! Yes ! » nous exclamons-nous quasiment en cœur. Cela fait un moment que nous avons repéré le désormais familier et tant attendu panneau « Station service », mais nous n’arrivions pas encore à discerner la distance. « Avec ce vent de face, on y sera dans 20/25 minutes en pédalant fort », nous rassurons-nous, secouant nos gourdes vides.

Le vent, alternativement notre meilleur allié et notre pire ennemi depuis le début de notre baroude en Iran, nous a trahi hier, en se retournant contre nous en début d’après-midi, alors qu’il nous avait porté sans aucun effort tout au long de la journée d’avant. Coincés en plein milieu du désert de pierre et de poussière, pédalant péniblement dans un paysage monotone sans autre signe de vie que le vrombissement des camions sur le bitume, nous n’avions trouvé aucun endroit pour nous ravitailler jusqu’à la fin de l’après-midi. Au moment où nous étions prêts à abandonner et dormir au milieu de nulle part comme la veille, un panneau dans le sens de circulation contraire nous avait redonné l’espoir de trouver une station service avant la tombée de la nuit. Après un kilomètre de marche arrière, pleins d’espoir de pouvoir remplir nos bouteilles de précieuse eau, notre déception de trouver la station abandonnée avait été vite remplacée par l’excitation de pouvoir nous y improviser un campement à l’abri du vent où squatter pour la nuit.

Là, planqués dans une vieille grange à moitié ouverte, encore sales de notre journée de vélo, nous avions tant bien que mal entamé une nuit agitée par les craquements de la tôle sous les rafales, et marquée par l’inquiétude face au peu d’eau restant, quand une lampe torche braquée sur nos sacs de couchage nous avait réveillés à 2h30 du matin. Trois policiers, visiblement aussi surpris que nous, nous avaient repérés on ne sait comment. Mal réveillés, en caleçons, sans lentilles pour ma part, nous leurs avions présenté nos passeports en bredouillant un mix d’anglais du voyage et de rudiments de farsi appris tant bien que mal dans notre Lonely Planet « Tourist, wind too strong, dochare, farda go ». Amusés, ils s’étaient marrés et étaient partis sans prononcer un mot.

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On était pourtant pas si mal cachés là

29 juillet 2015 – Téhéran, Iran
 
«Et comme les policiers ont débarqué en plein milieu de la réception d’un mariage similaire il y a une semaine, obligeant tous les invités à partir une fois le dîner fini, ils ont préféré changer de salle et de date au dernier moment pour éviter que ça se reproduise ». Une amie de la maman de Max, française d’origine iranienne, nous a invité dans un restaurant branché de Téhéran. Elle nous fait tester des spécialités locales, tout en nous racontant le mariage auquel elle a assisté la veille, et auquel nous devions initialement être conviés. « C’est vraiment dommage que vous n’ayez pas pu venir, vous auriez vu, c’est autre chose, un mariage, ici, ça ressemble pas à ce qu’on voit dans la rue ».

Avec Max, on essaye d’imaginer. Cela fait une semaine qu’on a laissé les vélos et qu’on fait du tourisme plus traditionnel, en dormant chez des hôtes Couchsurfing qui nous offrent les uns après les autres des visions différentes de l’Iran. Le premier, un jeune assez libéré qui accueille jour après jour des voyageurs du monde entier à défaut de voyager lui-même, nous demande des tips pour faire son visa pour l’Europe ; il pense passer par la Pologne. La deuxième, très croyante, a une conception moderne de l’Iran tout en gardant une vision très conservatrice sur la religion ; elle lâche une petite larme sur les ruines de Persépolis en pensant à la gloire passée des Perses, qui sont maintenant « réduits à discutailler pour des broutilles avec les USA ». Le troisième, 40 ans, entretient une sorte de hub à backpackers gratuit dans la capitale, contre quoi il ne demande qu’un petit like sur Facebook.

Deux jours avant notre départ, on commence à comprendre qu’un mois en Iran ne suffit pas du tout pour saisir la complexité et la richesse du pays, multiforme, multiracial, multiculturel. Au cours du repas, on discute des endroits où on a été, Esfahan, Shiraz, Yazd ; on nous cite la multitude d’autres pour lesquels il faut revenir, Takht-e-Soleyman, Qom, Kashan, Masshad. On reviendra.

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C’était mieux avant

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